22h23, affichait l'horloge du téléphone de Leo.
Le jeune homme soupira et ferma à moitié ses yeux agressés par la lumière vive de l'écran. Il reposa sans ménagement son téléphone sur la table de chevet, et se retourna dans son lit, le regard fixé sur un point précis de la pièce. Même dans la quasi obscurité, il arrivait à discerner le plat du lit de son colocataire, là où il y aurait dû avoir une forme humaine.
« Franchement, il abuse », laissa échapper le châtain dans un soupir d'agacement. Ce n'était bien sûr pas la première fois en deux mois que son colocataire rentrait tard, bien sûr… Mais c'était effectivement la première fois qu'il tardait autant. Et c'était aussi la première fois que Leopold regrettait de ne pas avoir le numéro de son coloc, histoire de lui faire comprendre que c'était trop. Il en avait marre de stresser chaque soir de peur que son coloc se fasse choper à traîner dans l'établissement dans des buts plus qu'obscurs.
Alors qu'il fermait les yeux et soupirait de nouveau, espérant à chaque instant entendre le pas discret et rapide du blond, les pensées de Leopold se dirigèrent vers lui.
...Ce n'était pas qu'il APPRÉCIAIT Léonard. Il le SUPPORTAIT, nuance. Il était gamin, bavard, pas forcément intelligent, et beaucoup trop… comment dites-vous ? Naïf ? Honnête ? Idéaliste ? Peu importe. Pas assez ancré dans la dure réalité, en tout cas.
Mais c'était peut-être ce qui faisait qu'il arrivait à Leopold d'apprécier le babillage de son coloc, les quelques soirs où ils se croisaient. Léonard parlait, et il n'avait qu'à poser quelques questions pour donner le change. Il n'avait même pas forcément besoin d'écouter la réponse, cela faisait un joli bruit de fond, semblable à celui de la télé ou de la radio.
Mais quand il tendait l'oreille, il lui arrivait de sourire devant la naïveté et l'entrain du blond. En l'écoutant, il percevait pendant quelques instants ce que pouvait être la vie d'un adolescent normal, une vie avec des amis, des rires, des cours ennuyeux et même une tutorée cheloue. Parfois, il lui arrivait même de se demander ce qu'il se serait passé si on lui avait permis, pardon, s'il s'était permis d'être comme les autres. Sans obsession cheloue pour la poésie, sans objectifs mégalomanes, sans faux-semblants… Il n'avait jamais poussé sa réflexion très loin, revenant à la réalité : il était le fils de son père, il était le fils de Werner Stern. Il était normal qu'il ne soit pas comme les autres, il était normal qu'il soit différent, qu'il soit supérieur.
A vrai dire, il n'avait jamais trop parlé avec Léonard, le laissant animer la conversation. De quoi aurait-il pu parler, de toute façon ? Oui, bien sûr, de choses futiles. Cours, base-ball, filles… Quoique, le dernier sujet avait plus l'air de gêner le blond qu'autre chose. D'ailleurs, Leopold ne savait même pas si Léonard avait une petite copine ou pas.
Sûrement pas, se dit-il. Les filles de son âge préfèrent les garçons plus matures, plus hommes. Il était vrai que Léonard gardait sur lui les traces de l'enfance, malgré sa taille : des joues pleines et lisses, des yeux rieurs, un rire cristallin et si facile à provoquer, un corps encore en croissance.
Ouvrant brusquement les yeux, Leopold se fit la remarque que le célibat de Léonard ne saurait durer. D'ici peu, peut-être même dans l'année, il allait commencer à intéresser les filles. Il ne sut pourquoi, cette pensée lui fit faire la moue. Pfff, j'espère qu'il ne va pas me bassiner les oreilles avec sa copine, fut le seul commentaire intérieur qu'il s'autorisa.
Il regarda à nouveau son téléphone : 22h39. « Putain », lâcha-t-il en se redressant. En y réfléchissant, ce n'était pas vraiment important pour lui si Léonard se faisait choper par un pion. En revanche, cela devenait gênant s'il se faisait choper par un Délégué. Si les Délégués commençaient à s'intéresser à Léonard, ils allaient forcément s'intéresser à lui, et c'était la dernière chose qu'il souhaitait. Il ne savait pas comment, mais il croyait, non, il savait capables les Délégués d'apprendre d'une manière ou d'une autre que son père n'était pas mort accidentellement, et qu'il n'avait absolument rien laissé derrière lui, à part des dettes. « Cela – ne – doit – pas – arriver », martela-t-il silencieusement. Il se mordit la lèvre, absolument pas sûr de ce qu'il allait faire, et sortit ses pieds de sous la couverture. Il trouva à tâtons ses lunettes et alluma sa lampe de chevet. Il enfila à la va-vite un jean, restant en t-shirt et pieds nus. Il éteignit la lumière, ouvrit le plus silencieusement possible la porte et se glissa au-dehors.
Il pensait savoir à peu près où trouver Léonard. Il savait très bien qu'il employait son temps libre à traîner avec son meilleur ami et à réaliser des gages avec lui, il lui en parlait assez souvent. Et si, la plupart du temps, il laissait un espèce de secret planer sur le lieu de leur rendez-vous, il avait pour une fois été plus précis : l'ancienne chapelle, dans les sous-sols. Leopold descendit les escaliers, traversa le rez-de-chaussée d'un pas rapide, ses talons nus claquant sur le sol. Il sortit du château par une issue de secours, connue pour sa facilité d'ouverture, et traversa la cour, jusqu'à l'escalier qui s'enfonçait sous le château. Il jeta un regard autour de lui tout en tentant de maîtriser le claquement de ses dents, et s'engagea dans l'escalier. Il n'était venu ici qu'une fois ou deux, et espérait silencieusement que quelque chose l'aiderait à trouver la chapelle.
Dernière édition par Leopold Stern le Lun 26 Fév - 16:36, édité 1 fois